Le Président de la République, Général Charles de Gaulle sur la participation*

Entretien radiodiffusié et télévisé avec M. Michel Droit, le 7.6.1968

Le général de Gaulle
... En dépit, et peut-être, à cause des progrès immenses qui ont été accomplis depuis dix ans, de la paix qui est complètement rétablie et d'une situation internationale incomparable - eh bien! en effet, une explosion s'est produite, et elle s'est produite, bien sûr, dans le milieu où cela devait se produire, c'est-à-dire dans le milieu universitaire. Cette esplosion a été provoquée par quelques groupes, quelques groupes qui se revoltent contre la société moderne, contre la société de consommation, contre la société mécanique, qu'elle soit communiste à l'Est ou qu'elle soit capitaliste à l'Ouest. (...)

M. Michel Droit
Tout ce qui vient de se passer et continue de se passer comporte, évidemment, un bon nombre d'aspects négatifs, notamment, sur le plan de l'économie française, et particulièrement dramatiques à l'approche de l'échéance du 1er juillet où sera mis en application le Marché commun; mais cela comporte aussi comme toutes les crises de ce genre, un certain nombre d'aspects positifs. Il est évident que doit en sortir une grande mutation de la société qui, d'ailleurs, était nécessaire et indispensable. Vous-même avez prononcé, le 24 mai, le mot "mutation". Vous l'avez prononcé, toutefois, sans beaucoup vous expliquer sur lui, vous l'avez prononcé de façon un peu abstraite. Est-ce que vous pouvez dire ce soir, très clairement ce que vous entendez par "mutation" ?

Le général de Gaulle
Comment ? Voilà une société, je parle de la société française, voilà une société dans laquelle la machine est la maîtresse absolue et la pousse à un rythme accéléré dans des transformations inouïes. Une société dans laquelle tout ce qui est d'ordre matériel, les conditions du travail, l'existence ménagère, les déplacements, l'information, etc. tout cela qui n'avait pas bougé depuis l'Antiquité change maintenant de plus en plus rapidement et de plus en plus complètement. Une société qui, il y a cinquante ans, était agricole et villageoise et qui, à toute vitesse, devient industrielle et urbaine; une société qui a perdu en grande partie les fondements et les encadrements sociaux, moraux, religieux, qui lui étaient traditionnels; une société qui, en l'espace d'une génération, a subi deux guerres épouvantables et qui vit, maintenant, dans une Europe coupée en deux et au milieu d'un monde qui est bouleversé par la fin des empires, par l'avènement d'une foule d'Etats nouveaux dont les peuples frappent à la porte de la prospérité et d'un monde qui est agité dans ses profondeurs - le drame d'hier en Amérique en est un exemple - par les conflits absurdes et dangereux en Asie, en Afrique, en Amerique; une société qui, actuellement, dispose d'une information dont les moyens sont colossaux, qui agissent à chaque minute et qui s'emploient essentiellement, vous le savez bien, contre toute autorité, à commencer s'il vous plaît par la mienne, et qui tapent sans relâche et presque exclusivement sur le sentationnel, le dramatique, le douloureux, le scandaleux; une société enfin, qui sait qu'au-dessus de sa tête est suspendue en permanence, l'hypothèque nucléaire de l'anéantissement. Comment estc-ce qu'on pourrait imaginer que cette société-là soit placide et soit, au fond, satisfaite ?

Elle ne l'est certainement pas.

Il est vrai que, en échange, si on peut dire, de tous ces soucis, de toutes ces secousses qu'elle nous apporte, la civilisation mécanique moderne répand parmi nous des biens matériels en quantité et en qualité croissantes et qui, certainement, élèvent le niveau de vie de tous. Il n'est pas douteux, qu'en moyenne, un Français d'aujourd'hui mange, se vêt, se chaffe, se loge, se soigne mieux que son aïeul, que son travail est moin pénible, qu'il a, à sa portée, des moyens de déplacement et d'information tout à fait nouveaux. En même temps, il est vrai que la technique et la science qui se développent parallèlement à l'industrie et aussi vite qu'elle, obtiennent, en s'unissant à elle, des résultats saisissant. La locomotive, le téléphone, l'électricité, ça avait été bien ! L'auto, l'avion, la radio, c'était mieux ! La fusée, la télé, le moteur atomique, le laser, la greffe du coeur, c'est magnifique ! Bref, la civilisation mécanique qui nous apporte encore une fois beaucoup de malheurs nous apporte aussi une prospérité croissante et des perspectives mirifiques.

Seulement voilà, elle est mécanique, ce qui veut dire qu'elle enlace l'homme, quel qu'il soit et quoi qu'il fasse, qu'elle l'enlace dans une espèce d'engrenage qui est écrasant. Cela ce produit d'ailleurs pour le travail; Cela se produit pour la vie de tous les jours; cela se produit pour la circulation; cela se produit pour l'information, pour la publicité, etc. Si bien que tout s'organise et fonctionne d'une manière automatique, standardisée, d'une manière technocratique, et de telle sorte que l'individu, par exemple, l'ouvrier, n'a pas prise sur son propre destin, comme pour les fourmis la fourmilière et pour les termites la termintière. Naturellement, ce sont les régimes communistes qui en viennent là surtout et qui encagent tout et chacun dans un totalitarisme lugubre. Mais le capitalisme lui aussi, d'une autre façon, sous d'autres formes, emploigne et asservit les gens. Comment trouver un équilibre humain pour la civilisation, pour la société mécanique moderne ? Voilà la grande question de ce siécle !

M. Michel Droit
Mon Général, cette société que vous venez de définir, tout le monde veut la changer. En tant que chef de l'Etat, vous avez la responsabilité de le faire et vous en avez les moyens. Est-ce que vous pourriez expliquer, évidemment très brièvement car c'est un immense sujet, comment vous entendez promouvoir, en France, ce changement de la société et l'expliquer de façon très concrète, de façon à ce qu'on n'ait pas besoin de se livrer à une exégèse de vos paroles, comme vous le savez cela arrive quelquefois.

Le général de Gaulle
Pour la mutation dont vous me parlez, il y a, naturellement, des réponses diverses et opposées. Moi, j'en vois trois essentielles.

D'abord, il y a le communisme qui dit: créons d'office le plus possible de biens matériels et répartissons-les d'office de telle sorte que personne n'en dispose à moins qu'on ne l'y autorise. Comment ? Par la contrainte. La contrainte morale et matérielle constante, autrement dit, par une dictature qui est implacable et perpétuelle, même si, à l'intérieur d'elle-même, des clans différents s'en saisissent tour à tour en se vouant aux gémonies; même si, depuis que se système est en vigueur en certains endroits, ses chefs, à mesure qu'ils se succèdent, se condamnent les uns aux autres, comme s'il était prouvé d'avance que chacun devrait échouer à moins qu'il ne trahisse. Non, du point de vue de l'homme, la solution communiste est mauvaise.

Le capitalisme dit: grâce au profit qui suscite l'initiative, fabriquons de plus en plus de richesses qui, en se répartissant par le libre marché, élèvent en somme le niveau du corps social tout entier. Seulement voilà: la propriété, la direction, le bénéfice des entreprises dans le système capitaliste n'appartiennent qu'au capital. Alors, ceux qui ne le possèdent pas se trouvent dans une sorte d'état d'aliénation à l'intérieur même de l'activité à laquelle ils contribuent. Non, le capitalisme du point de vu de l'homme n'offre pas de solution satisfaisante.

Il y a une troisième solution: c'est la participation, qui, elle, change la condition de l'homme au milieu de la civilisation moderne. Dès lors que des gens se mettent ensemble pour une oeuvre économique commune, par exemple, pour faire marcher une industrie, en apportant soit les capitaux nécessaires, soit la capacité de direction, de gestion et de technique, soit le travail, il s'agit que tous forment ensemble une société, une société où tous aient intérêt à son rendement et à son bon fonctionnement et un intérêt direct. Cela implique que soit attribuée de par la loi, à chacun, une part de ce que l'affaire gagne et de ce qu'elle investit en elle-mêmle grâce à ses gains. Cela implique aussi que tous soient informés d'une manière suffisante de la marche de l'entreprise et puissent, par des représentants qu'ils auront tous nommés librement, participer à la société et à ses conseils pour y faire valoir leurs intérêts, leurs points de vue et leurs propositions. C'est la voie que j'ai toujours cru bonne. C'est la voie dans laquelle j'ai fait déjà quelques pas; par exemple en 1945, quand, avec mon gouvernement, j'ai institué les comités d'entreprises, quand, en 1959 et en 1967, j'ai, par des ordonnances, ouvert la brêche à l'intéressement. C'est la voie dans laquelle il faut marcher.

M. Michel Droit
Oui, mon Général, mais nous savons très bien que vous ne concevez pas l'Etat sans, à la tête de cet Etat, une autorité suprême qui, au-delà de toutes les assemblées, à travers toutes les consultations lorsque c'est nécessaire, décide et tranche. Est-ce que, à travers la participation, vous concevez toujours l'entreprise comme ayant à sa tête une autorité qui, lorsque c'est nécessaire, décide et tranche ?

Le général de Gaulle
Dans l'Etat, il y a un président et puis il y a un Premier ministre. Dans toute entreprise il faut un président et un directeur général même quand, quelquefois, c'est le même personnage. Ca n'est pas du tout contradictoire avec la participation, je dirai même, au contraire. Dans une participation, dans une société à participation, où tout le monde a intérêt à ce que ça marche, il n'y a aucune espèce de raison pour que tout le monde ne veuille pas que la direction s'exerce avec vigueur. Délibérer c'est le fait de plusieurs et agir c'est le fait d'un seul; ce sera vrai dans la participation comme c'est vrai partout et dans tous les domaines.

M. Michel Droit
Oui! Mais alors, mon Général, il y a vraiment une question qu'on a envie de vous poser. Cette participation à laquelle vous tenez tant, pour laquelle vous avez tellement milité déjà, pourquoi est-ce que vous ne l'avez pas faite plus tôt ?

Le général de Gaulle
Parce qu'une pareille réforme, personne et moi non plus ne peut la faire tout seul. Il faut qu'elle soit suffisamment consentie et il faut que les circonstances s'y prêtent. Alors, c'est vrai, malgré les quelques pas que j'ai pu faire dans cette direction, jusqu'à présent, nos structures et nos milieux, et en particulier ceux du travail, ont résisté à ce changement-là.

Seulement, il y a eu maintenant une secousse et une secousse terrible qui a dû ouvrir les yeux de beaucoup de monde. Si bien que parce que c'est juste, parce que c'est vital et parce que maintenant, grâce à cette secousse, les circonstances s'y prêtent, on doit pouvoir marcher carrément dans cette voie-là; il faut le faire, quant à moi, j'y suis très résolu.

M. Michel Droit
Mon Général, vous venez de dire que certains milieux et notamment ceux du travail s'étaient toujours opposés à la participation. Il est vrai que les travailleurs ou, tout au moins, ceux qui parlent en leur nom ont toujours plus ou moins considéré que la participation dont vous parler c'était du vent, c'était du bluff - si vous voulez bien excuser l'expression -. Or, telle que vous la définisez on a l'impression que pour vous c'est au contraire une sorte de révolution. Dès lors on se demande tout de suite: la participation, est-ce que c'est du vent ? Est-ce que c'est du bluff ? Ou est-ce que c'est vraiment une révolution ?

Le général de Gaulle
Si une révolution, ce sont des exhibitions et des tumultes bruyants, scandaleux et, pour finir, sanglants, alors non ! la participation, ce n'est pas une révolution. Mais si une révolution consiste à changer profondément ce qui est, notamment en ce qui concerne la dignité et la condition ouvrières, alors, certainement, c'en est une. Et moi, je ne suis pas gêné dans ce sens-lâ d'être un révolutionaire comme je l'ai été si souvent.


* La Participation. Recencement et analyse des déclarations du général de Gaulle. Rapport du Cercle d'Etudes de l'Institut Charles de Gaulle sous la direction de M. Philippe Cavenave. Espoir, No. 5. Revue de l'Institut Charles de Gaulle. Paris: Plon; 1973/74, pp. 46-48.

Published 2004 by EURODOS Paris.